DE LA SOUTERRAINE AUX MONTAGNES DE L’ANNAM

Albert Sallet ou le langage partagé

Par Georges Marie PROUX (*)

Albert Sallet naquit à La Souterraine le 17 septembre 1877. Il appartenait à l’une de nos plus anciennes familles ; si loin qu’on remonte dans notre passé, on retrouvera des Sallet chez nous, cultivateurs, commerçants ou notables. Soeur Saint-Jean-Baptiste, sa cousine germaine, aujourd’hui revenue au couvent de La Souterraine, a évoqué pour moi l’enfance d’Albert Sallet, son intelligence et sa bonté, sensibles dès les premières années, lorsqu’il fréquentait l’école privée du bourg. Plus tard, lorsqu’elle entendit l’appel de Dieu, elle ne put malheureusement pas, pour des motifs de santé, partir comme missionnaire sous les Tropiques. Mais les récits d’Albert, son aîné, la passionnaient ; il lui avait proposé de le rejoindre en Indochine.

Après de flatteuses études secondaires au Petit Séminaire d’Ajain, près de Guéret, il entra à l’Ecole de Médecine navale de Brest, puis à l’Ecole principale du Service de Santé de la Marine et des Colonies, à Bordeaux, et s’embarqua en 1903 pour l’Indochine ; toute sa carrière militaire et médicale s’y déroula, à l’exception d’un séjour au front durant la Grande Guerre.

Ces temps nous semblent très lointains ; le Viet-Nam se nommait alors Annam (ce qui veut dire : le Sud pacifié) et l’Indochine française vivait et travaillait dans la paix, immense tache rose sur nos planisphères. Notre compatriote devait laisser dans ces pays d’Annam le souvenir d’un praticien de très haute valeur et d’un rare dévouement. A deux reprises, il y obtint la Médaille des Epidémies, et au cours de tournées de vaccination à Faifoo, près de Tourane, il eut une conduite très brillante pendant une épidémie de choléra. Il connut là-bas son épouse, une demoiselle Morin, d’une famille jurassienne d’Arbois, dont plusieurs membres ont marqué ce pays par leur personnalité pittoresque et dynamique de pionniers, et font penser aux Francais d’Asie des célèbres romans de Jean Hougron. Il eut quatre filles, dont la première mourut très jeune, de maladie, en Indochine. Ceux qui ont connu alors Albert Sallet n’ont pas oublié avec quel stoïcisme ce fervent croyant reçut cette grande épreuve.

UN MEDECIN ET UN SAVANT

Très rapidement il était devenu ce qu’on appelle un “ annamitisant distingué ”. Est-ce sa connaissance si parfaite de la langue et de la culture vietnamiennes qui, en lui révélant les qualités de ce peuple lui en inspirèrent un tel amour ? Ne serait-ce pas plutôt cet amour spontané, éclairant son intelligence intuitive, qui lui donnèrent un accès si profond et si étendu à la connaissance des gens d’Asie ?

En tous cas, sa maîtrise de leur langue – populaire aussi bien que littéraire – lui ouvrit, avec celles de l’histoire, les arcanes de la médecine et de la pharmacopée d’Extrême-Asie ; seul le langage partagé peut permettre, dans certains domaines un peu secrets, pareil approfondissement. Le médecin-général Pierre Huard, qui fut doyen de la Faculté de Médecine de l’Indochine et membre de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, a, dans le Bulletin Dan-Viet-Nam (l’Homme vietnamien), de 1949, analysé les travaux d’Albert Sallet sur l’histoire et la pratique de la médecine sino-vietnamienne, notamment quant à l’utilisation des plantes médicinales. “ Lorsqu’il disparaîtra, ce savant laissera en chantier un imposant ouvrage de pharmacopée, “ La matière médicale sino-annamite”. Les recherches n’étaient pas purement spéculatives, écrit P. Huard “ Albert Sallet pensait que la médecine occidentale ne devait ni mépriser, ni surestimer l’acquis de la pharmacopée extrême-orientale”.

“Il avait observé de très près les conditions de la médecine traditionnelle, et nous a laissé sur la déontologie, la responsabilité du praticien, les croyances populaires médicales et paramédicales, de nombreuses remarques qui seront très utiles à consulter. Il fut le médecin des plantes, des choses et des hommes du Viêt-nam. ”

Parmi tous ses ouvrages publiés en France et en Indochine, je citerai “ Le laquage des dents et les teintures dentaires chez les Annamites ” ; les “ Thuôc-Ma ”, représentant tout un groupe de médicaments et de baumes qui endorment ou qui calment par leurs vapeurs dégagées ; la “Physionomie populaire du Pin, arbre d’Annam, ses valeurs et ses symboles ”. Avec ce dernier ouvrage, qui mêle les observations scientifiques à l’étude des traditions populaires, nous entrons dans un autre domaine.

C’est qu’Albert Sallet fut aussi un inlassable investigateur de l’histoire du Viêt-nam et de ses vestiges artistiques. Il fut surtout attiré par les nombreuses et imposantes ruines Cham, témoins de la grandeur d’un antique royaume, conquis par les Annamites en quelques siècles, bien avant l’arrivée des Français. Il découvrit dans la brousse des ruines jusqu’alors inconnues, les étudia, en déchiffra les inscriptions et donna sur elles des études très remarquées, qui lui valurent d’être nommé membre correspondant de l’Ecole Française d’Extrême-Orient. Cet illustre école fondée par la France, groupant des savants de grande renommée, jouit encore aujourd’hui d’une grande renommée.

De nombreuses oeuvres d’Albert Sallet ont été publiées par l’Ecole dans ses Bulletins ; d’autres ont paru, illustrées de reproductions en couleurs, dans la série du célèbre “ Bulletin des Amis du Vieux Hué ”. Personnellement, j’aime beaucoup une longue étude sur “ Les Montagnes de Marbre de Tourane ” (aujourd’hui Da-Nang), jadis décrites par Pierre Loti, dans ses “ Propos d’exil ”. On y trouve une description complète des massifs, de leur flore et de leur faune, de leurs divers cultes, de la vie des bonzes et de l’exploitation des carrières de marbre. Une autre étude recense “ Les souvenirs Cham dans le folklore et les croyances annamites ” de la province littorale de Quang Nam, là où le Royaume disparu du Champa semble avoir atteint l’apogée de sa splendeur, Albert Sallet a remarquablement deviné et rapporté la signification secrète du culte que les Vietnamiens rendaient encore aux temples et aux statues Cham. Il ne s’agit de rien de moins que du remords (mêlé de terreur), de tout un peuple prolifique et conquérant, coupable d’avoir anéanti impitoyablement, dans un immense ethnocide de plusieurs siècles, un autre peuple au passé prestigieux.

Je noterai également une étude sur la Station d’altitude de Ba-Na, qui fut créée aux environs de Hué, dans les montagnes dominant la baie de Tourane, pour permettre aux Européens, anémiés par le climat des plaines, de venir restaurer leur santé dans un air purifié et rafraîchi par l’altitude. Accompagné par deux collègues, Albert Sallet avait exploré ces lieux et reconnu leur salubrité ; grâce à des travaux de débroussaillement et de nivellement, on put aménager une aire de séjour, capter des sources, bâtir des chalets, et bientôt une piste automobilable.

Soudain, en 1922, au cours d’un congé, alors qu’il était dans le plein essor de son oeuvre de médecin et de savant, un événement vint bouleverser les projets d’Albert Sallet : il était affecté à Madagascar. C’est en vain qu’il tenta de faire modifier cette décision, qui allait interrompre ses efforts consacrés à un pays très aimé, et où de toutes les façons il avait trouvé le bonheur. Alors, âgé de 45 ans, parvenu au grade de médecin commandant, il démissionna. Jusqu’en 1930, il resta en Annam, puis dut, pour des raisons familiales, regagner définitivement la Métropole, et s’installa à Toulouse. Il y vécut avec ses trois filles et avec sa femme. Celle-ci, hélas, disparut bientôt (1933).

Lointaine et désormais inaccessible était l’Indochine, ce pays où il avait laissé tant de parents et d’amis français ou vietnamiens, et toutes ses recherches inachevées. “ Fiat! ” il n’avait que 53 ans, et c’était dur pour un homme si actif, à l’esprit si curieux. Il classait dossiers et fiches, rédigeait de nouveaux textes, songeait à faire, de tant de notes et d’ouvrages dispersés, une sorte de Somme, dont l’amour du Viet-Nam eût fait l’unité. A la Société de Géographie dont il allait devenir le président, il adressait des communications. Il prononçait des conférences, non seulement pour décrire les monuments d’Angkor, ou “les Esprits malfaisants en Annam”, mais encore pour faire mieux connaître l’oeuvre menée là-bas par nos missionnaires, nos enseignants, nos médecins, nos administrateurs. Toulouse et sa région étaient propices ; on y comptait beaucoup de coloniaux retraités ou en activité, et d’Indochinois, des civils et des militaires.

Les activités du docteur Sallet attirèrent bientôt l’attention de la Municipalité qui lui confia les fonctions de conservateur du Musée Labit, laissé à l’abandon. Malgré la pénurie des moyens et les difficultés dues à la guerre, il fit merveille, mettant en valeur les richesses extrême-orientales de cette Maison, qu’il enrichit en outre de très belles pièces, grâce à un long et patient travail d’échanges avec les autres musées du Sud-Ouest. Grâce à lui d’autres merveilles vinrent du Champa et des temples cambodgiens d’Angkor compléter les collections du Musée Labit.

Il fut aussi affecté au service médical de la poudrerie locale, qui employait de nombreux Indochinois, et s’y fit remarquer par sa profonde connaissance des hommes d’Asie. En outre, le général Hanck en a témoigné, il y collabora efficacement au camouflage de nombreux jeunes Français, ainsi soustraits au Service obligatoire du travail en Allemagne.

Le désastre de l’été 1940 meurtrit profondément ce patriote et ce chrétien ardents. S’il y vit une épreuve du ciel, il ne s’en réjouit pas comme certains masochistes ; et s’il mit, au début, tous ses espoirs dans le maréchal Pétain, jamais il n’accepta la défaite et jamais, au plus fort de sa croyance, son amitié ou son aide ne manquèrent à ceux qui avaient, mûs par un égal civisme, choisi d’autres voies. De son patriotisme et de sa générosité, il donna, à ses risques et périls, une preuve éclatante et prolongée dans ses fonctions de conservateur du Musée Labit.

UN FRANÇAIS JUIF TEMOIGNE

C’était, rappelons-le, la guerre, et l’occupation,. Philippe Stern, conservateur adjoint du Musée Guimet (par la suite il deviendrait conservateur du Musée Guimet à Paris), menacé, se cachait. Albert Sallet l’accueillit, le “camoufla ” pour le soustraire aux persécutions raciales, tout en l’associant à ses travaux. En 1948, apprenant la mort de son ami et protecteur, Philippe Stern a tenu à exprimer à la famille du savant toute sa reconnaissance fidèle. Ecoutons cette voix d’un homme à son tour disparu, Philippe Stern témoigne :

“ Je veux dire ce qu’Albert Sallet été pour moi, ce que j’ai su qu’il a été pour tant d’autres. Il était de ces êtres si peu nombreux dont on peut dire en toute certitude qu’ils ont une belle âme. Et ce sont les circonstances mêmes que nous avons traversées, qui me l’ont montré. En 1940, frappé par la détresse du pays, il avait été touché de voir que certaines de ses nobles conceptions devenaient celles du Gouvernement qui les affichait. Ce qu’il y avait derrière cet affichage, la noblesse même de son âme l’empêchait de le voir. J’ai suivi, presque moment par moment, la tragédie qu’a été pour lui cette découverte progressive. Car, ce qui était merveilleux dans ce monde troublé, nous étions persuadés tous les deux de l’entière bonne foi de l’autre. Et c’est ainsi qu’amenés à parler des événements et les voyant chacun par un des bouts de la lorgnette, nos rapports d’amitié ont pu cependant n’en être pas atteints et rester totalement intacts, ce qui dut être rare, chacun pensant que l’autre était dans l’erreur, mais certain de sa parfaite bonne foi.

“ Ce qui me semble plus beau encore, c’est qu’avec les idées qui étaient les siennes, il ait su, devant l’injustice, marquer un cran d’arrêt brusque ; je le sentais révulsé par toute persécution raciale. je ne pourrai jamais assez dire ce qu’il a été pour moi, comme il m’a accueilli, et comme il a facilité mon travail. je m’en souviendrai toujours, mais je trouve encore plus étonnant ce qu’il a pu être pour d’autres qui n’étaient pas ses amis, qui étaient presque des passants, s’exposant pour les protéger. Peu de personnes m’ont paru communier à ce point avec la douleur humaine. Il me semblait, certains jours, qu’il portait le poids du monde. Toute souffrance injustifiée l’atteignait personnellement et directement… Je voudrais en terminant vous assurer que le souvenir du docteur Sallet sera avec moi pour toujours, car, à travers ces années tragiques, j’ai vraiment senti ce qu’il était. ”

Philippe STERN.

Ce témoignage de gratitude trace le portrait d’un homme, et nous le montre entier, dans sa bonté et son sentiment de l’honneur. Là culminent, non sans péril pour lui dans cette époque dangereuse, les qualités d’un coeur plein de rectitude et de foi… Il ne méprisait aucun être, même les plus décevants, et je sais pourtant, personnellement, qu’il détestait le mensonge, le cynisme, le pharisaïsme, la simulation, et surtout le démenti que donnent à leur croyance proclamée les comportements de certains êtres, dans leur vie d’époux, de citoyens, ou de chefs. Je le pense parce qu’il me l’a dit ; mais leur spectacle ne le rendait pas du tout misanthrope. D’autres êtres le réconciliaient avec l’humanité, par leur courage, leur dignité dans les épreuves, la loyauté de leur comportement et de leur regard. Il disait que si quelques-uns trahissent leur idéal, il en est d’autres pour le ramasser et le lever comme un flambeau.

Prudent dans ses choix – l’amitié en est un redoutable – Albert Sallet savait choisir ses amis. Mais alors, sûr de la qualité d’un être, après l’avoir éprouvé, il était pleinement et pour toujours lié à lui, et son affection se manifestait, parfois avec une émouvante chaleur, délicatement, et de toutes les manières.

LE PAYS NATAL

En 1946, ses filles mariées, et sentant décliner sa santé, Albert Sallet, pour alléger sa solitude, revint à La Souterraine vivre auprès de sa soeur. Ici serait bouclée la boucle, et la mort viendrait prendre au pays natal cet homme de fidélité. En même temps que la tendre affection de sa soeur, il retrouverait les souvenirs de jeunesse ; ô paysages qui nous ont façonnés, vieilles pierres, église imposante aux lourds contreforts en contrebas de laquelle était sa maison ; détours des rues encaissées, horizons boisés entrevus de la colline ; humbles fleurs des champs, dont, tout enfant, il apprenait déjà les noms en herborisant dans la campagne !

Il tenta de renouer avec ses amitiés ; à part quelques-uns, dont le médecin-général Guillon, son aîné, il fut déçu. On se lassa bientôt de ses souvenirs indochinois égrenés, dont on n‘avait goûté que la singularité exotique – épices vite émoussées – sans en ressentir la profonde expérience humaine. La guerre qui faisait rage là-bas, au Viêt-nam, le torturait, mais n’intéressait personne. “ Sale guerre ”, disaient quelques-uns. Il ressentait comme une blessure douloureuse cette incompréhension, et le fait que pour beaucoup, la colonisation, calomniée et haïe, n’était qu’un triste pourchas d’intérêts, une forme seulement du capitalisme et de l’impérialisme. Comment faire admettre la signification réelle de cette oeuvre à laquelle il avait pris part, dans les pas d’Auguste Pavie, de Jules Ferry, du Gouverneur Général Paul Bert ? Lui savait que cette oeuvre avait été féconde, chargée de valeur humaine ; mais comment se faire entendre, quand toutes les sirènes chantent l’abaissement et le dénigrement ?

Resserrer les liens distendus des amitiés, c’était difficile, parfois amèrement décourageant ! Nous autres coloniaux l’avons tous éprouvé. Nos longues absences en de lointains pays nous effacent dans bien des coeurs aussi sûrement que la mort. Et quand nous croyons, lors du retour final, retrouver notre place auprès de certains, être accueillis d’eux avec la chaleur de jadis, nous ne trouvons qu’une approche polie, des “ miroirs ternis et des flammes mortes ”. C’est que le temps a passé, ce grand niveleur, et que nous avons sans doute cessé d’être attendus et aimés, d’intéresser aussi.

Dans cette mélancolie, malade, Albert Sallet s’éteindra soudain, à 70 ans, le 7 février 1948. Au bord du tombeau familial, son aîné, Albert Guillon prononcera le dernier adieu. Paroles poignantes du compatriote, du collègue, de l’ami tant de fois côtoyé ici ou en Asie, et que le vent glacé disperse sur la foule assemblée : “ Mon ami, vous êtes arrivé au port (comme disait notre “ saint ” local, Geoffroy de Noth) … Et nous, nous sommes encore en pleine mer ”

QUELQUES SOUVENIRS PERSONNELS

Vingt-sept ans se sont écoulés depuis ce jour de février 1948 ; les vers de Paul Valéry chantent dans ma tête : “ Où sont des morts les phrases familières, L’art personnel, les âmes singulières ? La large file où se formaient les pleurs… ”

A cet ami, trop oublié par trop de gens, puissé-je en rallumant quelques souvenirs, rendre un peu de présence et de vie ! Trois gerbes d’images se lèvent dans ma mémoire, associées à trois lieux de la vaste Terre ; dans l’un j’avais retrouvé ses traces, aussi vivantes que lorsqu’il en foulait les chemins ; dans les deux autres, je l’ai côtoyé en recevant beaucoup de lui.

C’est d’abord en 1941, en Annam, dans ces provinces qu’il avait quittées depuis onze années. Un Vietnamien, le docteur Lê-van-Ky, médecin-chef à Sông-Câu (mon premier poste d’administrateur), me parlait d’Albert Sallet. “ Il n’était pas seulement pour moi un chef et un aîné, mais un ami véritable. Et c’est un grand savant, connaissant bien mieux que beaucoup de nous notre histoire et nos traditions. Oui, c’est un très grand mandarin… Il ne méprisait pas les petits, les moins titrés. Malgré sa condition d’Européen, et notre différence d’âge et de grade, il ne voulait pas que je l’appelle “ quan ” (c’est-à-dire à peu près : seigneur), mais seulement “ ông ”, ce qui peut se traduire par oncle, ou frère aîné… Et lui m’appelait également “ ông ”, au lieu de me dire “ em ”, terme un peu condescendant signifiant “ petit frère ”, que nous imposent d’autres Blancs qui ne le valent pas. Ah ! Monsieur, si la France ne nous envoyait que des gens comme lui ! ”

Un an plus tard, en 1942, un illustre Vietnamien me parlait à son tour d’Albert Sallet. Il s’agit de Son Excellence Pham Quynh, alors ministre de l’intérieur de l’Empire d’Annam ; je m’entretins avec lui lors de son voyage dans le Sud-Annam où il accompagnait S. M. Bao-Dai. Il m’exprima lui aussi son admiration de lettré, et son amitié “ pour ce grand “ mandarin d’Occident ” qui connaissait tellement bien le peuple vietnamien, “ grand lettré, grand savant, si plein d’égards envers nous, et digne d’être honoré comme l’un des nôtres. ”

La seconde image se situe à Toulouse. En 1938-1939, Albert Sallet m’y invita parfois, alors que j’accomplissais mon service militaire à Carcassonne, au 52° Indochinois. J’aimais cet accueil chaleureux dans la villa aux toits cornus – style annamite rénové – au fond du jardin. A table, on rencontrait parfois d’autres coloniaux, de retour ou en partance, un Père Jésuite aux yeux un peu bridés, devenu plus Chinois que les Chinois… Dans le bureau empli de livres et de dossiers, de fiches, de photos, de statuettes chames, Albert Sallet tournait vers moi son souriant visage ; et sur le front plein de souvenirs et de projets, retombait parfois la mèche déjà un peu grise. Il me donnait des conseils, aiguillonnait mon désir de servir, orientait quelques-uns de mes jugements inexacts ou prématurés, me mettait en garde contre les “ recettes ” d’administration des désabusés et des cyniques : “ Les gens d’Annam sont policés, raffinés. Les plus humbles veulent, et méritent, des égards. Ne l’oubliez jamais ! ”

Il me parlait aussi de sa tâche inachevée qu’il regrettait de voir encore éparse. En réaliser enfin la synthèse ! Mais comment le faire seul ? je crus comprendre qu’il voyait en moi le collaborateur qui l’y aiderait. Mais les circonstances, la guerre, en allaient décider autrement. Je partis en Indochine en 1941, peu après ma démobilisation. Et cinq longues années, des immensités de terres et d’eaux que ravageait la guerre, nous séparèrent avec leur long silence.

Je vais raconter un dernier souvenir, pour moi le plus beau, marqué qu’il est du signe creusois. C’est ici, non loin de la maison où j’écris, que je l’ai rencontré pour la première fois, quelques années avant la guerre.

Je n’étais qu’étudiant ; ayant lu des articles de moi dans la presse locale, il voulut me connaître, et m’invita dans sa maison de La Souterraine, me présenta à sa soeur, m’ouvrit des dossiers et des souvenirs. je me souviens que, devant la fenêtre, il levait sur le ciel intensément clair de l’été, pour me les faire admirer, de merveilleuses tasses en porcelaine de Hué, décorées de caractères chinois et de dragons bleus convulsés. Il m’apprit que le mot kao-lin, bien connu en Limousin, viennent d’un idéogramme chinois signifiant “ argile fine”. Mais il y eut surtout cet après-midi d’été où nous allâmes “ herboriser ” sur les rives de la Sédelle, Aujourd’hui, passé soixante ans (son âge d’alors), j’y goûte encore le même plaisir, dans la compagnie des fleurs, et j’y retrouve sa présence. Quelle belle journée! Nous avions traversé l’Aumône, les Chassagnes, la Rebeyrolle, et nous revenions par Bousseresse. Il me parlait des paysans d’Annam, des tigres, des temples écroulés dans la jungle, peuplés de singes criards. Il m’entraînait loin du menu ruisseau, vers Hué la ville impériale ; et je croyais, sous les collines où sont les tombeaux des empereurs, entendre les sampanières chanter en descendant la Rivière des Parfums, parmi les vols des cormorans dressés pour la pêche…

Georges-Marie PROUX, ancien Administrateur des Services Civils de l’Indochine, fut un ami personnel d’Albert Sallet qu’il a bien connu à partir de 1938. il nous a autorisés à reproduire ce texte, paru en octobre 1975 dans “Limousin Magazine”.